Si l’on parle volontiers du Ve siècle av. J-C en terre hellène comme du « miracle grec », dans le même esprit, on pourrait facilement qualifier la petite bourgade de Glashütte de « miracle allemand », version horlogère. Un simple détour par cette cité de quelque 7’000 habitants, logée dans le creux de la vallée de Müglitz – du nom de la rivière qui la traverse –, suffit pour s’en rendre compte. Ici, toutes les enseignes sont celles de Maisons horlogères, quand on ne passe pas devant une boutique de montres, le musée d’horlogerie de la ville ou le seul restaurant de la place, le bien nommé « Uhrwerk » ou « mouvement d’horlogerie » dans la langue de Goethe. Dans ces conditions, inutiles de dire que les rares touristes qui s’aventurent dans les deux « artères » de l’agglomération sont, à choix, des âmes égarées ou des passionnés de la mesure du temps. Et pour ces derniers, il ne fait pas de doute que Glashütte est un véritable paradis avec une concentration d’horlogers unique en Allemagne, au rang desquels A. Lange & Söhne, Glashütte Original, Moritz Grossmann, Mühle-Glashütte, Nomos, Tutima, Union Glashütte ou encore Wempe. À eux huit, ils constituent une monoculture économique avec quelque 2’000 emplois à la clé.
L’atout de la formation
A priori rien ne destinait toutefois cette région à devenir une perle horlogère, d’autant qu’au milieu du XIXe siècle, ravagés par les guerres et les épidémies, avec une extraction minière à bout de souffle et une agriculture stérile dans ces collines boisées, ses habitants vivaient dans une misère noire. N’était-ce ce fol engouement des princes-électeurs de Saxe puis des souverains du Royaume pour les instruments de mesure, dont le Mathematisch-Physikalischer Salon du palais Zwinger de Dresde est un éclatant reflet, Glashütte serait probablement restée ville morte aux portes de la capitale saxonne. Ferdinand Adolph Lange (1815-1875) allait en décider autrement. De retour en 1841 d’un séjour de quatre ans en Suisse et en France, cet horloger de formation était bien décidé à fonder son propre atelier sur la base d’une expérience glanée au sein des manufactures étrangères. À force d’insistance, il allait persuader le gouvernement royal de Saxe de soutenir financièrement son projet, d’autant qu’il s’agissait de redonner vie à Glashütte via l’implantation d’une nouvelle activité industrielle en parfait accord avec les inclinations de la gent dirigeante pour ces fameux instruments de mesure. Ferdinand Adolph Lange n’était d’ailleurs pas seul dans l’aventure, pas plus qu’il n’était un inconnu à la cour pour avoir été l’apprenti de Johann Christian Friedrich Gutkaes, horloger du roi depuis 1842, avant de devenir son beau-fils. Dans son projet, il devait également entraîner Adolf Schneider, autre beau-fils de Gutkaes, et son propre beau-fils Julius Assmann. Avec Moritz Grossmann, les quatre mousquetaires horlogers de Glashütte étaient réunis.
Dès 1845, date de création de Lange & Cie, ils allaient positionner la cité saxonne sur la carte horlogère internationale, position inexpugnable depuis, malgré les nombreuses bourrasques qui ont soufflé sur la ville. Car le projet était suffisamment bien ficelé, non seulement pour permettre à des manufactures de prendre racine grâce aux talents de ses fondateurs, mais également pour donner naissance à tout un réseau de sous-traitance qui allait s’épanouir à l’ombre des futurs grands noms de l’horlogerie allemande. Le financement du ministère de l’Intérieur saxon avait en effet été accordé à Ferdinand Adolf Lange pour autant qu’il inclue dans son projet la formation d’une quinzaine d’apprentis. Or plutôt que de les former comme horlogers complets, Lange & Cie les avait orientés vers une spécialisation qui en ferait rapidement des fournisseurs de qualité. En 1878, une école d’horlogerie allait prendre le relais, bientôt fréquentée par suffisamment d’élèves étrangers pour colporter l’excellence de Glashütte de par le vaste monde.
Indestructible Glashütte
Forte d’une assise aussi dense que résiliente, l’horlogerie de Glashütte a résisté à tout, de la dévastation d’une Allemagne deux fois vaincue à la Grande Dépression, de l’inflation galopante au lendemain de la Première Guerre mondiale à la spoliation de son outil de production par les Russes au lendemain de la seconde, de la nationalisation de ses manufactures sous régime communiste à la chute dudit régime qui aurait bien pu sonner définitivement le glas d’une horlogerie « passée date » et complètement larguée en termes concurrentiels. Point n’est besoin de s’appesantir sur ces années de plomb. Un seul exemple suffit pour se convaincre de cette magnifique capacité de rebondir en terre saxonne. Du temps de la VEB Glashütter Uhrenbetrieb (GUB), entité horlogère née de la nationalisation des six manufactures de la ville en 1951, ce « conglomérat » avait compté jusqu’à 2’500 collaborateurs, employés à produire quelque 500’000 montres par an aussi attractives que les automobiles russes. À la suite de la chute du Mur, il aura fallu quatre ans à la fameuse Treuhand, organisme chargé des privatisations en Allemagne de l’Est, pour trouver un repreneur intéressé. Pour mieux la liquider ? Certainement pas. L’entreprise reprenait du collier avec… 72 personnes. Aujourd’hui, la GUB s’appelle Glashütte Original. Propriété du Swatch Group, elle emploie 750 personnes. Et sa manufacture est l’une des plus remarquables de la profession, toutes origines confondues.
En déambulant dans Glashütte, où les arbres sont tous à aiguilles et où les manufactures ne cessent de repousser les murs, point de traces de ces douloureuses réminiscences du passé. Depuis la relance de l’activité dans les années 1990, due essentiellement à A. Lange & Söhne, Glashütte Original et Nomos, la ville a redonné ses titres de noblesse à l’horlogerie allemande. Au point de susciter de nouvelles vocations, attirées par l’appellation Glashütte, synonyme de qualité mais seulement affichable si 50 % de la valeur des montres est d’origine locale. Alors, certes, l’Allemagne reste pour l’instant le premier débouché pour les Maisons de la ville. Mais la conquête des marchés internationaux est en cours. Comme l’avaient fait à l’époque les quatre mousquetaires de Glashütte. Avec le succès que l’on sait.