Ce matin brumeux et froid d’un mois de mai plus automnal que printanier, l’imposante maison de maître qui abrite l’atelier de Kari Voutilainen semble murée dans le silence. Derrière le grand portail en fer bordé d’un bas muret dévoré par le lierre et la mousse, rien ne bouge. Seul le chat de la maison promène sa nonchalance dans les herbes folles du jardin. Quelques fleurs – pas trop –, de nombreux arbres et arbustes. Les lieux n’ont rien de clinquant. La maison a le charme simple et un peu désuet des anciennes splendeurs émoussées par le temps.
Nichée au cœur de Môtiers, aux confins du canton de Neuchâtel, la demeure de Kari Voutilainen n’a pas bougé depuis un siècle. C’est ainsi qu’il a voulu la conserver lorsqu’il s’y est installé en 2009. Des boiseries qui grincent, des parquets massifs, des murs aussi épais que le brouillard… La maison exhale un charme indéniable. D’un côté, les appartements personnels de Kari Voutilainen, qu’il occupe avec sa femme, Terttu, et leurs deux enfants. De l’autre, l’atelier. C’est ici, par une étroite porte sans prétention située sur le flanc gauche de la maison, que l’on pénètre dans l’antre de l’horloger. À pas de velours…
Rester petit, voir grand
C’est un jour un peu spécial à l’atelier. Kari Voutilainen s’apprête à expédier une répétition minutes décimale. La montre en main, dans le hall central de l’atelier, il s’excuserait presque. « Elle part tout à l’heure, il y a encore beaucoup de choses à préparer. Je suis vraiment désolé, mais si vous voulez patienter un peu. Un café ? J’arrive… » En 2015, seuls 38 garde-temps signés Voutilainen sont sortis de l’atelier. C’est dire combien une journée comme celle-ci est importante. Le visiteur attendra. Le temps de remarquer les quelques récompenses exposées de manière informelle, Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2007, 2013, 2014 et 2015, prix Gaia en 2014, entre autres. Le temps également d’observer les va-et-vient des 16 collaborateurs – constructeurs, mécaniciens, guillocheuses, horlogers –, tous en tongs et Birkenstocks, déambulant à pas feutrés de l’atelier d’assemblage, situé dans les combles, à celui de décoration, qui, au sous-sol, jouxte la salle des machines, pourvue de deux CNC dernier cri.
« Hormis les boîtes, le spiral, le ressort de barillet, les rubis et les bracelets, nous fabriquons absolument tout ici : nos calibres, nos composants de mouvements, nos cadrans, notre propre échappement, nos aiguilles », explique Kari Voutilainen. Une indépendance et une liberté de créer auxquelles il semble farouchement attaché. « J’ai vu ce qui s’est passé pour des gens comme Michel Parmigiani, Frank Muller ou Daniel Roth, qui ont grandi rapidement. Je me suis toujours dit : “Reste petit.” »
En mouvement, de Kemi à Môtiers
Avant de devenir le « petit » horloger indépendant prisé par les collectionneurs du monde entier, Kari Voutilainen fut un « petit » garçon. Enfance à Kemi, ville portuaire finlandaise de 20 000 habitants située au fin fond du golfe de Botnie, non loin de la frontière entre la Laponie et la Suède. Né en 1962, c’est là qu’il grandit entre les allées et venues des brise-glace, la neige, la nature grandiose l’été. Aucune connexion avec l’horlogerie, si ce n’est un ami de son père qui, dans sa boutique de montres, lui fait entrevoir les secrets merveilleux de la mécanique. « J’aimais bricoler, tailler des choses en bois, bidouiller des moteurs. Le travail de bureau, ce n’était vraiment pas pour moi. »
Après l’école primaire, le secondaire et le lycée, Kari Voutilainen quitte Kemi pour Helsinki. Direction l’École d’horlogerie, dans laquelle il fait ses classes de 1983 à 1986. Son premier emploi, il le trouve dans un magasin au nord de Kemi, où il répare et restaure des pièces horlogères. Après le travail ou pendant les week-ends, il fait du sport, principalement de la course d’orientation. En 1988, Kari Voutilainen quitte le pays et intègre le Wostep, à Neuchâtel, où il se perfectionne pendant six mois avant de se spécialiser dans les montres compliquées. Il est doué, passionné, particulièrement motivé. En 1990, il entre chez Parmigiani. « Un travail de rêve pendant neuf ans, se souvient-il. Nous n’étions que 22, c’était encore une toute petite entreprise. Je restaurais des pièces uniques, des montres à grandes complications. C’est là que j’ai rencontré Charles Meylan, un homme de talent de 70 ans qui continuait à travailler pour son plaisir chez Parmigiani. Un jour, il m’a dit : “Kari, tu devrais faire des montres !” »
Système D
La suite ? Un scénario assez classique. En 2002, Kari Voutilainen se lance en tant qu’indépendant. Il est tout seul, il aime la belle horlogerie, l’élégance et le raffinement sans ostentation. Il admire les belles décorations, les finitions soignées, « le travail de Breguet ou de Berthoud, la manière dont ces montres sont faites, comment elles sont arrivées à traverser le temps ». Il apprécie « les mouvements robustes, avec de vraies vis qui tiennent le coup, pas la fragilité des mouvements extra-plats ». Au début, c’est le système D. L’atelier est exigu et il trouve les liquidités nécessaires pour mener à bien ses propres projets en travaillant en sous-traitance. On lui connaît des amitiés horlogères et des collaborations fameuses avec Greubel-Forsey ou MB&F. « J’ai fait ma première montre, puis une deuxième et, au fil des ans, la sous-traitance a totalement disparu. Je me concentre aujourd’hui uniquement sur mes propres montres. »
Le travail ne manque pas. Les amoureux de la nouvelle montre Kaen, des modèles Vingt-8, GMT-6, GMT, Tourbillon et autres répétitions minutes signées par le maître doivent s’armer de patience. Douze mois d’attente entre la commande et la livraison. Plus qu’il n’en faut pour faire un bébé, car ceux qui prennent vie dans l’atelier de Kari Voutilainen nécessitent une précision hors normes. « C’est une philosophie de travail particulière, précise-t-il. Nous possédons les mêmes machines que dans les grandes usines, mais nous progressons différemment dans la production de nos montres. Par exemple, tous nos cadrans sont uniques, avec un guillochage particulier réalisé à la demande de nos clients. Imaginez : la production d’un seul cadran requiert en moyenne deux jours. »
Un nom, une signature
Sur la base du calibre 28 à deux aiguilles, une montre Voutilainen peut ainsi prendre mille visages. Techniquement, le mouvement se décline avec les fonctions GMT, GMT assorti de l’indication réserve de marche ou Répétition minutes. Esthétiquement, les variations sont sans limites. Des dizaines de motifs de guillochages réalisés de main de maître en interne par deux expertes en la matière, du sertissage mais aussi d’extraordinaires décorations graphiques créées au Japon dans le fameux atelier de laque Unryuan font de chacune des montres de Kari Voutilainen une pièce exclusive, un objet unique sur lequel un regard averti reconnaîtra immédiatement sa patte.
Cette signature remarquable, mélange de style, d’exigence et de quête d’excellence, Kari Voutilainen s’efforce de la transmettre aux membres de son équipe. « Je demande aux gens qui travaillent avec moi 60-70 % de savoir-être et de savoir-vivre, le reste concerne les capacités professionnelles, souligne-t-il. Le travail d’équipe, c’est important. Dans cet atelier, dans cette maison, nous sommes comme une famille. » Alors qu’il est temps pour lui de retrouver la concentration studieuse de l’établi pour y travailler sur la production d’un nouveau calibre, Kari Voutilainen raccompagne le visiteur. Pas de velours, toujours, et sourires affables à travers la petite porte qui mène à l’atelier. Dans le jardin cerné par le Jura, un rayon de soleil caresse un chat flegmatique tandis qu’un livreur pressé quitte les lieux. Précieusement emballée, la fameuse Répétition Minutes arrivera dans quelques jours en Californie. Kari Voutilainen peut se remettre au travail. L’étroite porte se referme. Autour de la maison, le silence se fait.