>SHOP

restez informés

Inscrivez-vous à notre newsletter mensuelle pour recevoir des infos et tendances exclusives

Suivez-nous sur toutes nos plateformes

Pour encore plus d'actualités, de tendances et d'inspiration

« La perte du mouvement change la notion du temps »
Culture

« La perte du mouvement change la notion du temps »

vendredi, 17 avril 2020
fermer
Editor Image
Christophe Roulet
Rédacteur en chef, HH Journal

“Vouloir est la clé du savoir.”

« Une trentaine d’années passées dans les travées du journalisme, voilà un puissant stimulant pour en découvrir toujours davantage. »

Lire plus

CLOSE
8 min de lecture

En cette période de confinement, le rapport au temps prend une autre dimension. Le philosophe Benjamin Simmenauer plante ce nouveau décor.

Depuis le début de l’année, la zone de confinement des populations en raison du Covid-19 s’est étendue de l’Asie à l’Europe pour gagner les États-Unis. Plus personne n’échappe aux nouvelles anxiogènes à vivre chez soi, en élaborant toutes les échappatoires possibles pour jouer avec le temps. Jouer, vraiment ? L’avis de Benjamin Simmenauer, ancien de l’École normale supérieure de Lettres et Sciences humaines, agrégé de philosophie et professeur en stratégie des marques à l’Institut français de la mode.

Que pensez-vous de la situation actuelle avec des populations confinées, tout à coup confrontées à un autre écoulement du temps ?

Je dirais que nous faisons tous l’expérience du lien entre l’espace et le temps. Comme nous sommes privés d’espace, cette expérience a un impact sur le temps vécu. Cette expérience de routine quotidienne nous enferme dans une sorte de présent perpétuel sans changement ou diversité qualitative. Ce qui n’est pas forcément facile à vivre, car ce caractère répétitif change nos habitudes. Nous qui vivons dans une société en constant changement ou, tout du moins, qui avons la sensation d’un monde en perpétuelle agitation, ces contraintes qui nous forcent à passer des journées assez identiques entre elles nous font perdre la notion de mouvement et donc de temps. Si nous nous accrochons à nos perceptions antérieures, au sortir de la crise, nous aurons l’impression d’avoir vécu une période d’appauvrissement et de repli. Ce qui est plutôt paradoxal : combien de fois n’a-t-on en effet pas entendu ces discours enthousiastes selon lesquels cette phase de confinement est une excellente opportunité de « revenir à l’essentiel » ? Qu’il est enfin temps d’opérer une conversion vers la sagesse ? Autant dire qu’il n’en est rien et que ces grandes tirades qui incitent à prendre du temps pour soi sonnent creux pour beaucoup de gens qui voient leur horizon se restreindre plutôt que s’élargir. Nous ne sommes tout simplement pas préparés à devenir des moines ou des ascètes. Le rapport au temps est une construction collective dans laquelle l’individu n’est qu’un rouage du système. On se rend bien compte qu’il est difficile d’ajuster de soi-même son rapport individuel au temps. D’où la réaction de rejet par rapport au discours lénifiant voulant que cette pandémie apparaisse aussi comme une « chance » pour l’humanité.

Le temps, quelle que soit sa « vraie » nature, n’est pas directement accessible à la perception.
Benjamin Simmenauer
Et que dit le philosophe en pareille circonstance ?

Le philosophe essaie de réfléchir à la signification des concepts ou au langage qu’on emploie pour décrire ce qui arrive. Or ce qui est intéressant avec le temps, c’est qu’il n’est pas directement un objet de perception : ce que nous percevons, ce sont des choses, des événements qui se produisent dans le temps. Mais pas le temps lui-même. Le débat est d’ailleurs toujours ouvert sur ce qu’est le temps et comment nous nous y rapportons. Certains philosophes, comme McTaggart, vont même jusqu’à nier la réalité du temps pour y voir une représentation humaine fautive de la nature des choses. Ce que l’on peut dire, c’est que le temps, quelle que soit sa « vraie » nature, n’est pas directement accessible à la perception mais qu’il est plutôt aperçu, ou perçu de biais, par effraction, de manière accidentelle : quand les rapports entre les choses se modifient via des changements de rythme, quand surviennent des accidents de parcours qui altèrent nos habitudes et notre représentation du quotidien. Quand l’organisation de nos activités est bouleversée, alors la question du temps se pose. Nous avons par exemple aujourd’hui la sensation que le temps s’allonge parce que notre expérience, plus répétitive, semble s’éterniser, alors que ceux qui sont sur le front, les personnels soignants en particulier, font l’expérience inverse d’une accélération brutale de leur rythme.

Comment voyez-vous la suite des événements ?

Le retour à la normalité peut être à la fois souhaité, pour toutes les bonnes raisons que l’on connaît, mais également craint, si l’on considère que l’apparition de la crise, et la façon dont nous y répondons en tant que société ou groupe, est la conséquence de nos modes de vie antérieurs. Comme nous n’avons jamais vécu pareille situation, il est très difficile de dégager un quelconque modèle qui permettrait des projections crédibles. On peut penser qu’à la sortie du confinement nous allons avoir à nous défaire de nos habitudes contractées durant le confinement, comme nous avons dû nous défaire de nos habitudes passées lorsque nous avons été privés de nos libertés de mouvement. En parallèle, nous voyons une remise en cause de certains paramètres fondamentaux de nos sociétés. Et je pense au rapport entre le politique et l’économique. Cette tension que l’on observe aujourd’hui entre la protection de la vie et de la sécurité et celle de la liberté d’échanger n’était pas forcément aussi évidente en temps normaux, où les intérêts des deux entités que sont l’État et la société marchande étaient présentés comme « naturellement convergents ». Beaucoup de gens semblent prendre acte d’une tension entre les valeurs du libéralisme économique et d’autres biens primaires comme la santé, et commencent à réfléchir à un système plus efficace, plus juste et, in fine, plus souhaitable. Reste à savoir si ces réflexions vont aboutir à des décisions concrètes.

Pour les entreprises, ce qui importe n’est pas de promouvoir leurs produits mais d’apparaître comme un acteur social responsable et engagé.
Benjamin Simmenauer
Qu’est-ce que cela signifie au niveau des entreprises ?

À l’heure actuelle, de nombreuses entreprises sont déjà jugées en fonction de leur position face à la crise, de leur engagement social. On remarque par exemple que les acteurs du luxe et de la mode ont très vite compris la situation pour afficher un visage de générosité et renforcer leur engagement citoyen à travers l’approvisionnement en gel hydroalcoolique ou en masques de protection. Ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde. Les mauvaises réputations risquent d’ailleurs de vite se forger. Et les mauvais exemples sont rapidement pointés du doigt : des multinationales très profitables qui tirent parti de mesures de solidarité pour ne plus payer leurs loyers ou leurs salariés alors que leur trésorerie le permet, des chaînes de restaurants qui gardent leur personnel pour maintenir la vente à l’emporter, ou encore un géant de la distribution qui s’enrichit au détriment de la sécurité de ses employés. Les dégâts en termes d’image, voire de chiffre d’affaires, peuvent être importants si ces attitudes finissent par écœurer le consommateur. À l’heure actuelle, ce qui importe n’est pas tellement de promouvoir des produits mais bien plutôt d’apparaître comme un acteur social responsable et engagé, et donc de proposer sa contribution à la lutte contre cette pandémie. En ce sens, l’industrie du luxe a su réagir très rapidement via des initiatives précoces et universelles. C’est évidemment une opportunité de rester visible à un moment où la consommation de luxe disparaît des préoccupations, mais c’est aussi la preuve que la culture du luxe, qui est une culture de l’excellence, peut se traduire moralement, peut-être plus que celle du « mass-market ».

Haut de page