Art et horlogerie ont de tout temps fait bon ménage. Ne serait-ce que par l’orientation séculaire de la mesure du temps vers les arts appliqués. Cette inclination naturelle est toutefois en passe de devenir une véritable osmose tant ces deux univers se conjuguent à merveille. Est-ce un hasard si, à l’ère pré-Covid-19, les pièces en lice pour le Grand Prix d’horlogerie de Genève étaient exposées au musée d’Art et d’Histoire de la ville ou si les exposants des premières éditions de la Dubai Watch Week avaient pris leurs quartiers dans des galeries d’art contemporain ? Certainement pas, tant la juxtaposition de pièces d’horlogerie et d’œuvres d’art s’enrichissent mutuellement ; tant la patte de l’artiste transcende les garde-temps qu’il inspire. Mais si cette vérité semblait jusqu’ici réservée aux Maisons à la fibre d’esthète, cette sensibilité prend aujourd’hui de nouvelles dimensions. Il suffit d’ailleurs d’observer l’actualité horlogère de ces derniers mois pour s’en rendre compte. Non sans quelques surprises !
La blockchain, vous connaissez ? Et les jetons non fongibles (NFT – non fongible token) qui en émanent, soit des jetons cryptographiques non interchangeables – contrairement aux bitcoins – qui sont utilisés pour authentifier la propriété numérique d’un objet unique et donc d’une œuvre d’art crypto ? Si tel n’est pas le cas, il suffit de suivre Konstantin Chaykin dans sa dernière démarche pour en prendre le pouls. Comme cet horloger russe indépendant vient de le faire savoir, le 22 mai 2021, la maison de ventes aux enchères Ineichen Zürich va mettre à l’encan le tout premier projet d’art numérique réalisé par un horloger, en l’occurrence son œuvre baptisée NFT-Joker reliée à la blockchain Ethereum. C’est avec la montre Joker que Konstantin Chaykin a fait sa renommée internationale, une pièce cinématographique de pop art représentant le fameux super-vilain de DC Comics dont les yeux servent à indiquer les heures et les minutes et la bouche les phases de lune. Pour son NFT-Joker, l’horloger est en train de réaliser 42’480 images numériques – 1 image par minute sur 12 heures entre le 13 mars et le 11 mai 2021 –, complétées par un « collage » de 720 images prises sur les 59 jours du cycle qui vont représenter un tableau numérique de 26’373 x 216’000 pixels. Imprimé, le collage représente un canevas de 1,15 mètre de haut par 14 mètres de long.
Le produit de la vente de NFT-Joker, si produit suffisant il y a, comme le dit l’auteur lui-même, doit servir à soutenir les jeunes horlogers en Russie. C’est également sur le produit de la vente de Côtes mécaniques, la première horloge murale digitale vendue au monde sur une plateforme de marché pour NFT’s, que compte le studio de design Raphaël Lutz basé en Suisse pour financer le développement physique de l’objet. En attendant, l’acquéreur de cette pièce numérique unique pourra jouer cette animation de 30 secondes, qui représente un accéléré de 12 heures, sur sa télévision ou dans son propre univers numérique.
Mais si l’horloger ne se mue pas en artiste, comme Konstantin Chaykin, il n’hésite plus à faire appel aux artistes pour contextualiser ses dernières créations. Surtout si celles-ci représentent une étape majeure dans la création maison. C’est exactement ce qu’a fait Hermès lors du récent Watches and Wonders Geneva qui marquait le lancement de sa H08, une pièce probablement destinée à devenir un des piliers de la marque. Malgré la formule entièrement numérique du salon, Hermès a pris ses quartiers dans le Bâtiment des Forces motrices, magnifique espace industriel au cœur de Genève, pour y installer son studio de transmission ainsi qu’une installation d’envergure confiée aux artistes Clément Vieille et Pierre Pauze, issus du Studio national des arts contemporains Le Fresnoy. Cette scénographie, qui mêle la notion architecturale de tenségrité et technologie numérique, retraçait ainsi avec la poésie chère à Hermès la genèse de sa H08.
On retrouve d’ailleurs le même type de mise en scène chez Zenith, qui n’hésitait pas l’an dernier à confier le bâtiment de sa manufacture au Locle à l’artiste Felipe Pantone ou encore chez Jaeger-LeCoultre, qui a travaillé avec l’artiste Michael Murphy à l’occasion des 90 ans de sa Reverso, fêtés tout au long de cette année 2021 par la Grande Maison. « Michael Murphy a élaboré un procédé entièrement inédit pour figurer des images en deux dimensions sous forme d’éléments mobiles suspendus en trois dimensions, explique Jaeger-LeCoultre. Ces installations anamorphiques sont composées d’une multitude d’objets suspendus à des intervalles et hauteurs divers. En fonction du point de vue adopté par le spectateur, elles semblent changer de forme : un amas de silhouettes en apparence confuses et désordonnées s’imbrique pour donner naissance à une image parfaitement détaillée et identifiable. » Cette installation, qui représente la nouvelle Reverso Tribute Nonantième, est destinée à voyager tout au long de l’année.
Mais c’est encore et toujours dans les partenariats avec différents artistes pour la réalisation d’éditions limitées que l’on trouve une inépuisable source d’inspiration. Hublot, qui est déjà coutumier de ces rapprochements, notamment avec Shepard Fairey, Marc Ferrero ou Richard Orlinski, vient de collaborer avec le Japonais Takashi Murakami, véritable « rock star de l’art contemporain », pour la réalisation d’une Classic Fusion All Black. Pour Bulgari, c’est une nouvelle alliance avec Tadao Ando qui est à la base de l’Octo Finissimo portant le nom du célèbre architecte japonais présentée en début d’année. Quant à Roger Dubuis, la Maison vient de sauter le pas. Et c’est avec l’Urban Art Tribe que la Maison s’est associée, réunissant deux artistes de la culture urbaine : le tatoueur Dr. Woo et le graffeur Gully. L’objectif est quasi philosophique : « Réunis pour former une plus grande communauté d’esprits audacieux, Roger Dubuis et l’Urban Art Tribe espèrent encourager le public à questionner l’état des choses. » L’horlogerie ne pouvait décemment pas faire l’économie d’un questionnement en profondeur de la quatrième dimension !