« Nous sommes en train d’écrire un nouveau chapitre de l’horlogerie suisse. » Roman Winiger travaille à la concrétisation d’un rêve de nombreux horlogers. À la manière des logiciels en open source (Linux, WordPress ou encore TYPO3), l’horloger indépendant de La Chaux-de-Fonds a eu l’idée de développer un mouvement mécanique dont les plans seront « ouverts ». Dirigé par l’association Openmovement, qui réunit une trentaine d’horlogers comme d’entreprises, et suivi par une communauté de quelque 470 « users », le projet a pour but de stimuler la créativité en donnant la possibilité aux indépendants, PME et écoles techniques d’accéder non seulement à des kits d’ébauches (tout ou partie des composants), mais surtout aux cotes, mesures et dimensions du mouvement. « Chacun sera libre, selon ses compétences, de commander des pièces ou de les réaliser lui-même, précise Roman Winiger, également président de l’association. Nous fonctionnerons comme une épicerie. En retour, celui qui perfectionnera le calibre devra communiquer les changements à la communauté. » Un petit tremblement de terre dans un univers qui cultive le secret depuis toujours.
Un paysage industriel rigide
Jusque dans les années 1970, la variété des mouvements disponibles sur le marché était très riche. De nombreux fabricants proposaient des composants clés complexes et standardisés pour toute la branche. Qu’il s’agisse d’assortiments ou de mouvements, l’industrie horlogère suisse jouissait alors de fournisseurs solides. Cette base n’est aujourd’hui plus accessible aux nouvelles générations d’horlogers. Et pour cause : le tsunami provoqué par « la crise du quartz » a précipité dans la faillite bon nombre d’entreprises. Celles qui ont survécu ont connu un phénomène de concentration, alors que de nombreuses marques passaient dans le giron des grands groupes de la branche. À cela s’ajoute, depuis les années 2000, un processus de verticalisation qui a vu les plus grands acteurs faire main basse sur la sous-traitance et accroître leur outil industriel. « Une importante partie du savoir-faire se concentre aujourd’hui dans les grandes entreprises », constate Roman Winiger.
Nous ne développons pas un mouvement au rabais. Les plans seront libres d’accès, mais le mouvement n’est pas gratuit !
De fait, pour fabriquer une montre en 2020, il faut soit construire ses propres calibres – comme le font Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet, Breitling… –, soit acheter des mouvements finis auprès de motoristes comme ETA, Sellita ou Soprod. Dans le premier cas, les coûts de développement et d’industrialisation sont énormes, se chiffrant en dizaines de millions de francs ; dans le second, les moteurs arrivent montés et prêts à emboîter, ce qui décourage toute initiative de modification ou de perfectionnement, si ce n’est au prix d’efforts considérables, notamment en raison de l’absence de plans.

Le calibre OM10 a l’ambition de changer la donne. Démarrée en 2015, son élaboration en est à la mise en plan, après avoir été modélisée en 3D. Les prochaines étapes sont le prototypage et la fiabilisation. « Nous ne développons pas un mouvement au rabais, souligne Roman Winiger. Les plans seront libres d’accès, mais le mouvement n’est pas gratuit ! » Openmovement prévoit ainsi de proposer des kits d’ébauches – y compris des kits d’assortiments (balancier-spiral) – mais pas de mouvements ou de parties finis. À charge de l’acquéreur de terminer les composants selon le niveau de finition de son choix et de les assembler. Mais celui-ci peut également les fabriquer lui-même, ou les faire usiner par des tiers. « Openmovement n’est pas une manufacture, poursuit son président. La manufacture, c’est l’Arc jurassien ! Nous nous contenterons de fonctionner comme une épicerie. »
Rompre avec la discrétion
Utilisable sous sa configuration d’origine (trois aiguilles, date, remontage manuel ou automatique), le calibre OM10 est bien évidemment appelé à évoluer. Soumis à une licence Creative Commons (qui facilite la diffusion de la propriété intellectuelle), les acquéreurs sont tenus de partager les améliorations ou les modifications qu’ils apportent au mouvement. L’OM10 peut également servir de tracteur à un module spécialement développé. Dans ce cas, le concepteur reste propriétaire de cette planche additionnelle.
Vendre un plan plutôt qu’un mouvement fini : un tel modèle rompt avec la discrétion obsessionnelle qui règne sur la branche.
Vendre un plan plutôt qu’un mouvement fini : le modèle rompt avec la discrétion – parfois obsessionnelle – qui règne sur la branche. De quoi séduire les petites marques et les indépendants qui pourraient alors se défaire de l’étreinte d’ETA et Sellita. De quoi intéresser également les écoles. Mais les concepteurs ne craignent-ils pas, en voulant stimuler la créativité horlogère en Suisse, de servir sur un plateau les concurrents étrangers, notamment asiatiques ? Roman Winiger coupe court : « En fait, ceux-ci possèdent déjà le savoir-faire et les compétences. Ils ne comptent certainement pas sur nous. Mais si, en Suisse, nous perdons cette maîtrise à force de confidentialité, nous serons perdants. » Jusqu’à aujourd’hui, le projet a progressé uniquement grâce aux dons et au travail des membres de l’association. Si cette dernière parvient à trouver rapidement les quelque 250’000 francs qui lui manquent encore pour la phase de prototypage et de tests, le calibre OM10 pourrait être validé d’ici un an.