En tablant sur une croissance illimitée du marché, l’industrie horlogère a rejoué la fable de « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ». À force de surenchères dans les moyens de production, elle s’est en effet retrouvée avec des stocks pléthoriques sur les bras, dont l’issue fatale ne pouvait être autre que la destruction. Alimentée par une politique de la nouveauté permanente et du lancement de produits opportuniste, cette fuite en avant s’est inévitablement traduite par son lot d’excès et d’extravagances techniques comme esthétiques, donc par une dangereuse spirale des prix. Comme ceux-ci ne cessaient d’augmenter, la clientèle s’est volontiers persuadée que ses précédents achats constituaient une bonne affaire. Non sans une désillusion programmée : la qualité n’a pas suivi !
« Quand l’hiver fut venu » sur la profession, pour rester dans l’univers de La Fontaine, la marques n’ont eu d’autre choix que de faire le ménage en bradant leurs stocks.
Obnubilées par ces pics de rentabilité, les Maisons ont négligé le produit, l’essentiel étant de répondre à l’éphémère avant qu’il ne soit trop tard. L’horlogerie aurait-elle vendu son âme au diable ? Force est de constater que les dirigeants de la profession sont aujourd’hui nettement plus prompts à manier la calculette que la loupe d’horloger, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne les revendeurs-réparateurs ont été supplantés par des boutiques monomarques en constante prolifération. « Quand l’hiver fut venu » sur la profession, pour rester dans l’univers de La Fontaine, elles n’ont eu d’autre choix que de faire le ménage en bradant leurs stocks. Certaines avec des rabais pouvant aller jusqu’à 80 % !
Être ou paraître
Faut-il pour autant remettre en question des fondamentaux de la profession du fait que la notion même de « luxe » perd ses assises. Pour l’instant, il n’est certes pas encore question de gommer la distinction entre luxe « accessible » destiné aux classes moyennes, luxe « intermédiaire » pour fashion victimes et luxe « inaccessible » réservé aux plus fortunés. Dans ce contexte et quelle que soit la catégorie, les marques ne sauraient oublier qu’elles ont un nom à défendre, symbole d’excellence. Un nom qui valorise l’objet bien au-delà de son utilité fonctionnelle. Car ce qui compte avant tout dans la valeur du produit, bien avant ses qualités intrinsèquement quantifiables, ce sont celles, intangibles, qui suscitent l’émotion via ses attaches historiques, ses références culturelles, sa perception sociale. Les départements de communication l’ont d’ailleurs parfaitement compris.
Mais dans le contexte actuel, ces caractéristiques ne suffisent plus pour rendre compte du luxe. Encore faut-il prendre en considération l’importance que revêtent aujourd’hui les groupes sociaux de référence, dont les aspirations communes dictent souvent l’acte d’achat individuel. On ne saurait davantage omettre la quête d’expérience sensorielle intimement liée au produit. Expérience intime et porteuse d’identité. Au-delà de la qualité de l’objet qui dicte en partie son prix, sa valeur est réservée à un usage privé. Son unicité répond aujourd’hui davantage à un besoin personnel qu’à un désir ostentatoire. Des sociétés comme Apple ou Samsung s’inscrivent dans cette mouvance pour privilégier l’être avant le paraître, le design au service de la fonctionnalité.
Premières mesures
Lors du dernier Salon International de la Haute Horlogerie, on a pu relever, entre autres tendances, un fort ancrage dans le luxe « accessible ». Quelques exemples :
• La quasi-totalité des collections se décline désormais en versions acier avec un prix d’appel en fonction du positionnement de la marque. Cela se traduit par des pièces nettement inférieures à CHF 15 000 chez IWC, à un prix plancher de CHF 3 200 chez Cartier ou encore à une offre inférieure à CHF 1 000 pour ce qui est de Baume & Mercier.
• Jaeger-LeCoultre et Montblanc poursuivent le repositionnement de leur prix à la baisse avec des modèles d’entrée de gamme compris entre CHF 4 900 et 8 100 pour le premier selon les collections et à CHF 3 000 pour le second.
• En corollaire, on observe du côté des montres à grandes complications une production en éditions confidentielles, voire en pièces uniques.
• Quant au nombre de références par modèle, excepté les 34 Laureato de Girard-Perregaux, la diminution est drastique.
Toute baisse de prix destinée à enrayer le désamour de l’horlogerie a toutefois ses limites. Pas question en effet de toucher à la qualité du produit, quelle que soit sa segmentation. Qui dit prix d’appel induit également une certaine forme de démocratisation du luxe, soit une estocade portée à la rareté de l’objet qui en fait sa valeur. En parallèle, les jeunes générations demandent aujourd’hui une justification des prix à des marques qui aiment au contraire s’entourer de mystères. Et c’est encore sans parler de leur mode de vie ultra-connecté où les garde-temps de leurs parents n’ont guère de place, baisse de prix ou non. Pour le monde de l’horlogerie, la question de la tarification s’inscrit aujourd’hui dans une problématique plus vaste qui touche la notion même de « luxe ».